Argumentaire scientifique

L'Intelligence Territoriale, du besoin territorial à l'action citoyenne

Le concept d’intelligence territoriale a été proposé fin 1998 [1] par Jean-Jacques Girardot à l’occasion d’un projet local de recherche pluridisciplinaire “Homme-Temps-Territoire” (HTT)[2], dans le cadre de la réflexion nationale “Université du Troisième Millénaire” (U3M). Le projet “Intelligence Territoriale” ambitionnait alors de poser les bases d’un projet scientifique de long terme, systémique et pluridisciplinaire du développement durable des territoires. Il fondait son approche sur trois évolutions alors récentes de la pensée humaine :

• Les neurosciences et la psychologie nous apprennent, et confirment chaque jour, que notre intelligence n’est pas seulement un héritage génétique individuel, mais qu’elle se développe dans sa relation avec notre environnement humain et naturel, donc dans une dimension sociale;

• Le formidable développement des TIC constitue un artefact socio-technologique puissant de l’intelligence humaine;

• Le territoire est un écosystème que chaque communauté humaine co-construit en fonction de sa culture et de son intelligence collective. Il « n’est plus considéré comme un cadre naturel, plus ou moins contraignant, doté d’un patrimoine historique plus ou moins enrichissant, mais comme une construction des acteurs»[3].

Le projet HTT se basait sur l’expérience du GDR CNRS 036 “Techniques Nouvelles en Sciences de l’Homme” qui regroupait des projets interdisciplinaires de sciences humaines et des sciences de l’environnement. Il se fondait sur la distanciation par rapport aux théories et aux faits, en croisant les regards disciplinaires, d’une part, et en appliquant des méthodes mathématiques, statistiques et informatiques (naissantes), d’autre part. C’était aussi le lieu d’études pluridisciplinaires appliquées dans les domaines de l’environnement, de la géographie, de l’archéologie et de l’anthropologie, qui ont montré l’impact de l’homme sur la diversité des paysages et des cultures au niveau local.

C’est dans le cadre de ce GDR que J.-J. Girardot a conçu en 1982 Anaconda, Analyse Conviviale[4] des Données, premier logiciel d’analyse des données accessible aux chercheurs en sciences humaines. Il combine une analyse factorielle des correspondances (AFC, J.-P. Benzecri) et une classification ascendante hiérarchique (CAH moments centré d’ordre 2, M. Roux) sur micro-ordinateur. Anaconda a été récompensé par un prix Apple, série Recherche et Développement, en 1982.

Le projet HTT a débouché sur la création de la Maison des Sciences de l’Homme et de l’Environnement  et sur l’Institut Multimédia de Franche-Comté.

C’est dans ce contexte scientifique que s’est développée l’intelligence territoriale, grâce à deux projets de recherche internationaux successifs, l’action de coordination du réseau Européen d’Intelligence Territoriale (caENTI, 2006-2009[5]), puis le Groupe de Recherche International Network of Territorial Intelligence (GDRI INTI, 2011-2014). Plus récemment, en 2020, la pandémie de la Covid a fait évoluer notre réflexion dans le cadre d’un nouveau projet , la conférence des Acteurs et des Chercheurs de l’Intelligence Territoriale (ARTI[6]), projet fondé sur le renforcement de l’interdisciplinarité entre les sciences de l’homme et l’écologie scientifique et sur le primat de l’action dans le dialogue entre la recherche et l’action. Plutôt que d’interpréter le monde, nous aspirons à le transformer [7] par une observation territoriale plus efficiente et par une gouvernance des territoires qui implique d’abord leurs habitants.

Le souci d’utilité sociale de la recherche nous avait déjà conduit dès 1989 à nous intéresser à la lutte contre la pauvreté, avec l’outil Catalyse qui a initié une démarche de recherche-action scientifique, systémique, pluridisciplinaire et participative du développement durable des territoires. L’histoire de l’intelligence territoriale débute réellement en 1988 avec l’utilisation d’Anaconda pour réaliser l’analyse multisectorielle (situation familiale, emploi, logement, santé, vie sociale, etc.) d’un échantillon de ménages bénéficiaires du RMI du département du Doubs (France) avec des professionnels de l’action sociale et non seulement des chercheurs, à partir de l’expression des bénéficiaires de leur situation et de leurs besoins. Les résultats ont été utilisés pour postuler à l’action-modèle « Approche multidimensionnelle des  populations défavorisées dans le département du Doubs » du troisième programme européen de lutte contre la pauvreté (P3), puis du premier programme européen d’insertion professionnelle « Horizon ». La méthode « Catalyse » scientifique multisectorielle, coopérative et participative pour la gestion, l’observation et l’évaluation de l’action locale a été ensuite développée dans le cadre de nombreux projets européens et internationaux de lutte contre la pauvreté et d’insertion socio-économiques.

Nous avons notamment apporté une contribution décisive à la Couverture Médicale Universelle. D’abord avec l’évaluation de la Carte Santé (reste à charge zéro pour les plus démunis) dans le Doubs avec le partenariat de la Caisse Primaire d’Assurance Maladie et de la Mutualité Sociale Agricole. Nous avons ensuite été le représentant des départements français pour l’évaluation du coût de la CMU. Parallèlement, nous avons coordonné le développement de l’évaluation des organismes d’insertion socio-professionnelle en France et en Belgique. Le système d’évaluation des Boutiques Solidarité de la Fondation Abbé Pierre a également été conçu sur la base de Catalyse. Nous avons été associés au développement de Maisons de l’Insertion, des Groupements d’Employeurs pour l’Insertion et la Qualité (GEIQ) et des Jardins de Cocagne. Nous avons également contribué à l’évaluation de dispositifs locaux d’intégration des migrants à l’échelle locale, régionale et nationale en Espagne.

C’est sur cette base, que l’intelligence territoriale a progressivement affirmé son ambition scientifique comme « ensemble des connaissances acquises par l’étude ou la pratique»[8] en appliquant deux principes indispensables au développement durable, la multidisciplinarité et la recherche-action. E. Morin (2011) qualifie plus précisément aujourd’hui de « polydisciplinaires » les sciences récentes dont l’objet est de nature systémique.

L’histoire scientifique de l’intelligence territoriale s’est affirmée avec la caENTI, qui a permis de rassembler, de 2002 à 2009, plusieurs dizaines d’équipes de recherche et d’acteurs territoriaux autour d’un noyau de quinze partenaires pour élaborer conjointement un programme scientifique fondé sur une approche systémique et dynamique du territoire. La caENTI a également réaffirmé le choix du développement durable comme objet de l’intelligence territoriale, couvrant un champ plus vaste que l'intelligence économique qui concerne principalement la veille technologique et les opportunités de marché. L’intelligence territoriale se fonde sur la capacité des acteurs à prendre des décisions opérationnelles, voire stratégiques dans le cadre des projets territoriaux, au sein de processus de co-construction impliquant la communauté territoriale dans son ensemble. Ce sont ses besoins qu’il s’agit de satisfaire, c’est son évaluation qui doit trancher, et c’est sa participation qui fait la différence.

Le réseau ENTI "European Network of Territorial Intelligence" s’est développé en orientant sa réflexion vers une approche pragmatique du développement durable en répondant à trois appels européens de projets intégrateurs de large échelle, impliquant 60 partenaires au niveau international: "Job-Life" (2010), "New-LIFE" (2011), puis "LinkCity" (2012).

Cette réflexion a inspiré le Groupe de recherche international, GDRI INTI (2011-2014) pour intégrer les concepts de transition socio-écologique et de résilience territoriale qui proposent de réfléchir à un modèle « socio-écologique » de développement.

Partie intégrante du nouveau paradigme de la transition socio-écologique, l’étude de la vulnérabilité des territoires au prisme du développement durable est un thème transversal qui a permis, au cours du GDRI INTI de 2011 à 2014, de passer de l’intelligence individuelle à l’intelligence collective des territoires en développant les notions de capitals social et écologique, de justice environnementale, de capacitance socio-culturelle, de latéralisation de la gouvernance et bien sûr de transition et de résilience. L’intelligence territoriale est redéfinie dès 2012 comme « le projet scientifique polydisciplinaire dont l’objet est le développement durable des territoires et dont les communautés territoriales sont autant de sujets »[9]. L’approche critique des cadres de pensées  du développement durable consiste à revenir sur  les lacunes et les contradictions qui lui sont propres. Ainsi le réseau définit ce dernier comme le fruit d’une injonction paradoxale, une forme de double contrainte (« Double Bind ») impliquant une résolution qui passe par un changement paradigmatique du système ayant engendré la problématique. Appliqué au modèle du développement économique illimité, lié à un idéal de croissance illimitée encore largement dominant dans nos sociétés, cette approche critique s’inscrit dans le cadre de la réflexion du réseau INTI sur ce nouveau paradigme qui implique une réflexion approfondie sur l'environnement et la qualité de vie des individus dans un développement territorial limité par ses contraintes écologiques.

De 2016 à 2019, J.-J. Girardot et S.Ormaux, ont rédigé sur la base des résultats du réseau INTI, le projet IRNC2IT ancré sur la “prise de conscience que le développement basé sur l’accumulation des biens matériels, aiguillonnée par le profit à court terme, conduit à des inégalités insoutenables entre les hommes et entre les territoires. Il produit l’épuisement des ressources naturelles qui impacte de façon inégale les communautés territoriales. Il accroît les risques environnementaux et remet en cause l’existence même de l’espèce humaine.”[10] Ce projet a été interclassé en 2019 après évaluation, mais n’a pas été financé faute de moyens.

La réflexion induite dernièrement par la pandémie Covid19 et par l’émoi international lié au meurtre de Georges Floyd, deux événements tragiquement reliés par l’impossibilité de respirer, au propre et au figuré, qui mettent en avant le primat des besoins essentiels (santé, éducation, justice et liberté) et des  biens communs.

Les perspectives actuelles de l’intelligence territoriale, se fondent toujours sur une conception novatrice du territoire intégrant mieux notre relation à l’environnement, sur la polydisciplinarité au niveau de la connaissance, sur la multisectorialité au niveau de l’action, et sur un lien fort entre la connaissance et l’action, qui répondent aux enjeux actuels de la société.

Imaginer de nouvelles voies de développement en réintroduisant les objectifs sociaux, écologiques et culturels par des processus de concertation et de coordination dans le projet territorial, en partant des besoins des communautés territoriales et de des projets des acteurs, développant l’observation territoriale pour aboutir à une forme de gouvernance latérale[11] de nos conditions de vie au sein de nos territoires, tels sont les enjeux de l’ “Agora ARTI” qui ambitionne de constituer un espace de dialogue. Le terme international, lié à la conception des projets au niveau des organismes nationaux de recherche est abandonné, car le dialogue concerne essentiellement les territoires, notamment à l’échelle locale.

L’intelligence territoriale peut se définir à présent comme un projet de recherche-action polydisciplinaire et multisectoriel, dont l’objet est l’évolution de l’espèce humaine dans son environnement terrestre. Son enjeu actuel, dans l'anthropocène, est la transition socio-écologique vers une conjugaison harmonieuse des dimensions écologiques, sociales et économiques de l’évolution. Cet enjeu implique la critique des concepts caducs[12] (état, progrès, croissance, profit, concurrence, compétition, performance, sélection, hiérarchie, bien-être) qui provoquent l’effondrement de nos sociétés depuis les année trente jusqu’à la dernière pandémie de la Covid19, pour mettre en valeur les nouvelles manière de penser et les actions des communautés territoriales vers un développement durable et juste des territoires. La transition socio-écologique suppose une prise en compte globale des risques que l’évolution actuelle de l’espèce humaine fait courir à la planète et à elle-même, notamment en matière climatique, de biodiversité, d’inégalité sociales, de crises économiques … L’intelligence territoriale désigne également de façon plus pragmatique une intelligence collective que les communautés territoriales humaines construisent d’abord chacune dans son territoire, c’est-à-dire dans une portion d’écorce terrestre que chaque communauté humanise, délimite et institutionnalise au détriment de la biodiversité et en gaspillant les ressources naturelles.

 Les territoires de l’eau

L’approche de la très grande échelle, mondialisée, invite bien évidemment à lire le cycle de l’eau au prisme des continents ; en considérant l’aspect stratégique de défense des étendues hydriques, pôles, océans, mers, et en intégrant la menace de leurs transformations et des modifications induites, climatiques, .... 

Au cycle de l’eau, s’ajoute donc les temporalités de ses états chimiques, qui constituent un aspect non négligeable de nos héritages culturels, mais également le prisme des échelles auxquelles les enjeux stratégiques de développement durable et de gouvernance nous contraignent d’agir. Il s’agit bien de considérer le bien universel de l’eau et la nécessité de protéger le cinquième continent des risques (tourisme mondialisée, échanges économiques, pollutions, guerres, … ), en pensant en terme de continuité, en ne formalisant pas de distinctions entre la maîtrise locale et globale ( mondialisée).

Les ressources liées à l’eau (animal, stabilité du climat, …) constituent une partie d’un capital avec son héritage culturel, au sein d’une économie mondialisée où accords commerciaux et limites entre les mondes et les espèces ne cessent d’être remises en causes ; avec les conséquences sanitaires et écologiques que l’on commence à apercevoir.

Une approche culturelle de l’élément eau nous amène donc bien logiquement à s’ancrer au sein d’une connaissance/habitude universelle partagée, où l’eau reste un vecteur essentiel de nos relations au monde et où les imaginaires sont multi scalaires.

 

 



[1] L’intelligence territoriale, 25 ans déjà! Cahiers d'Administration, 2014, supplément au n° 244, p. 5

[2] Journal Le Monde du 18 mai 1999 « Une piste originale liée à la thématique Homme-Temps-Territoire

[3] Daumas J.-C. (2002), Projet de maison des Sciences de l’Homme en Franche-Comté.

[4] “Si les outils ne sont pas dès à présent soumis à un contrôle politique, la coopération des bureaucrates du bien-être et des bureaucrates de l’idéologie nous fera crever de “bonheur””. Ivan Illich, La convivialité, 1972

[5] Coordination-action of the European Network of Territorial Intelligence (FP6 – 2004 – CITIZENS – 5 – 8.2.2 Coordination Action 029127, 2006-2009)

[6] Actors and Researcher of Territorial Intelligence

[7] “Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer” K. Marx, Thèses sur Feuerbach, 1845

[8] TLF, 2011

[9] Girardot, 2012

[10] Girardot J.-J., Ormaux S. Projet d’International Research Network “Collective intelligence and innovatives territories. Pour une approche polydisciplinaire d’intelligence territoriale” (IRNC2IT).

[11] Rifkin, 2011.

[12] Gori R. (2020)  Et si l’effondrement avait déjà eu lieu ? Les liens qui Libèrent.

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